Entretien croisé entre Jean Cosmos et Jean-Daniel Verhaeghe (d’après dossier de presse du film)
Attention : ce qui suit dévoile tout ou partie du film !
Qu’est-ce qui selon vous rend « Le Grand Meaulnes » aussi unique dans la littérature française ?
Jean Cosmos : C’est un roman qui est écrit par un post adolescent et je crois que c’est sa qualité fondamentale. Alain-Fournier l’écrit à mon sens pour lui-même, avec beaucoup d’ingénuité. Il est encore assez jeune. Le roman est édité en 1913, il a tout juste vingt-sept ans. Pour un jeune homme de cet âge, à cette époque et qui, de plus, a tenté Normal Sup., ce n’est pas pédant, c’est au contraire assez fluide. Le roman est assez autobiographique. Le personnage d’Yvonne est lié à la rencontre faite sur une promenade parisienne avec une jeune femme avec laquelle Alain-Fournier a eu très peu de rapports, tout juste une petite conversation passagère, mais qui a hanté son adolescence. Et c’est ce qu’il nous raconte dans ce roman. Il nous raconte l’aventure d’un jeune homme assez frustré qui entrevoit une silhouette, qui a rêvé et construit sa vie sur ce rêve.
Ce qui est étonnant lorsque l’on met le nez dans ce livre de manière technique dirais-je, c’est que l’on ne sait pas où est le charme, mais il est partout. C’est une chose unique dans les lettres modernes. La qualité du « Le Grand Meaulnes », c’est le charme, le mystère. Et lorsque l’on vient au cinéma avec une œuvre aussi brumeuse, c’est-à-dire sans contours précis, sans destin cerné de manière absolue, le danger est l’hyper réalisme du cinéma. Yvonne à l’écran ce n’est plus la vôtre. Meaulnes non plus… Or à la lecture, seul votre imaginaire est sollicité.
Jean-Daniel Verhaeghe : Il faut aussi rappeler que le livre est un récit raconté par une tierce personne. Ce qui montre déjà la fascination qu’a le narrateur pour Meaulnes. C’est quelqu’un qui va faire irruption dans sa vie et modifier celle-ci et son regard sur les choses. C’est dans cette mesure que je vois volontiers Meaulnes comme un personnage Pasolinien. C’est-à-dire quelqu’un qui arrive, traverse et change les personnes qui l’entourent.
J.C. : C’est d’ailleurs écrit comme cela au début du roman « Quelqu’un est venu et a changé ma vie… »
J.-D.V. : C’est un ange qui passe. C’est aussi une des difficultés du film car il s’absente durant un long moment dans l’histoire. Sans fournir aucune explication. À la limite on peut se demander s’il n’est pas antipathique. Il abandonne sa fiancée, sa femme et ne donne des nouvelles que deux ans après.
Est-ce un livre inspiré par le courant du romantisme ?
J.C. : Oui. Et en même temps, on est dans un pseudo naturalisme parce que ce qui est le mieux écrit -et fut pour nous deux le plus facile à restituer -c’est ce qu’Alain-Fournier connaît particulièrement, autrement dit le métier d’instituteur. C’est l’école, l’ambiance de son petit bourg, sa vie sans extravagance. Il vient de cet univers, c’est un pur produit de l’Ecole Normale et son ambition était de devenir enseignant. Je suis très sensible à cette part de réalisme que l’on retrouve dans sa description de la Sologne. La scène de la baignade des enfants, on sent qu’elle vient d’une expérience vécue. Ces scènes sont très bien évoquées. D’ailleurs je crois que « Le Grand Meaulnes » est un roman de l’évocation beaucoup plus que de la description. On ne connaît Meaulnes que par petites touches. Et c’est pareil pour Yvonne. C’est presque plus de l’impressionnisme que du romantisme. Alain-Fournier n’est pas un adepte d’une école particulière et c’est en cela qu’il est étrange. Il n’est pas facile à classer. Il y a chez lui des influences diverses allant des symbolistes à Claudel en passant aussi par Gide qui l’impressionne beaucoup. Il ne sait pas trop où il va. Et finalement il va là où lui seul peut se mener.
Peut-on parler de roman initiatique ?
J.C. : Il me semble que dans l’initiation il y a de la part de celui qui initie, une volonté de transmettre, de faire progresser.
J.-D.V. : J’ai l’impression que dans le récit initiatique, il y a l’idée de secret. Or il n’y en a pas ici.
J.C. : La vie ne semble pas avoir beaucoup de prise sur Meaulnes. Ses amours compliqués, ne l’amènent pas à avoir une perception, une transmission du sentiment amoureux très précise. Je trouve que l’on est plutôt dans une ébauche, une évocation et en aucun cas dans une affirmation. On est donc assez loin du versant initiatique.
J.-D. V. : C’est pour moi à la fois un roman régionaliste, réaliste puisque se déroulant dans un milieu très précis et, en même temps, c’est une histoire d’amour, celle d’un coup de foudre entre Meaulnes et cette jeune fille, Yvonne, entraperçue dans un château. On a donc là toute la trame d’une histoire romantique mais en même temps c’est aussi l’histoire d’une passation de l’amour. Car ce qui est aussi très intéressant dans ce livre c’est comment le narrateur devient à son tour amoureux d’Yvonne, comment il s’empare de l’histoire d’amour de son ami. « Le Grand Meaulnes » c’est le récit de ce passage de l’enfance à l’adolescence, de François qui s’éveille à l’amour qui est un sentiment qu’il n’ose pas s’avouer et que Meaulnes lui transmet. C’est à la fois l’amour vécu et transmis.
Il y a dans le livre un épisode fantastique et onirique assez surprenant car s’éloignant justement de cette dimension naturaliste dont vous parliez…
J.-D.V. : La fête est en elle-même assez réaliste. Si le roman parle de fête ‘étrange’, c’est parce que Meaulnes la découvre alors qu’il est perdu. Il ne sait pas où il est. Et puis il y a l’apparition de Monsieur de Galais qui semble sortir tout droit d’Alice au Pays des Merveilles. Il possède d’ailleurs une montre qui sera par la suite importante puisqu’elle permettra de retrouver l’horloger… Et puis il y a un moment suspendu, en dehors du temps, qui est la rencontre avec Yvonne. Et enfin l’étrange, où en tout cas l’inattendu, survient avec l’apparition de Franz, avec cette voiture arrivant sans la mariée et les invités qui repartent avec les cadeaux…
La forêt que traverse Meaulnes pour arriver au château nous renvoie aux contes de fées et aux récits de chevalerie où elle représente généralement un passage vers autre chose…
J.C. : Le ‘quelque chose d’autre’ dans « Le Grand Meaulnes », c’est la réalité vers laquelle vous êtes renvoyé. Dans cette perspective, la fête est une espèce d’île dans l’imaginaire… La retrouvera-t-il ? La démarche va prendre du temps et une bonne partie du récit… C’est vrai qu’il y a quelque chose de chevaleresque dans les comportements des personnages. Cela nous renvoie à une époque où l’amour du cœur est dominateur. On engage sa vie sur un serment d’aimer, sur une parole donnée. C’est extraordinaire. Meaulnes va abandonner tout ce qu’il a de plus cher pour tenir un engagement pris un soir avec un garçon. C’est aussi très chevaleresque.>/
J.-D.V. : Cette notion du serment est très importante. C’est une notion difficile à admettre à notre époque, mais qui pourtant fait toujours rêver. J’ai insisté sur cette idée par la poignée de main échangée entre Franz et Meaulnes dans le grenier, où ce dernier lui jure qu’il va aider son ami à retrouver celle qu’il aime. Et pour cela, il ira jusqu’à quitter Yvonne.
J.C. : C’est aussi très juvénile. Et cela fait sans doute aussi écho aux engagements qu’Alain-Fournier prend avec Rivière, son compagnon de Lakanal et de Normal Sup. Ce sont des jeunes gens qui se jurent à la vie à la mort. C’est donc très proche du comportement de l’auteur et il le transmet à ses personnages.
Qu’est ce qui selon vous explique que ce roman continue de séduire et de fasciner les nouvelles générations ?
J.C. : C’est surtout le charme du roman et de sa première partie. Tous ceux qui ont lu « Le Grand Meaulnes » racontent très bien le début du roman, jusqu’à la fête étrange. Et puis pour la suite, avec par exemple l’histoire du bohémien, cela devient plus flou. À partir de là nous ne sommes plus dans la même histoire. Et Jean-Daniel a été assez vite acquis au fait que l’on risquait d’avoir des difficultés par rapport au public contemporain qui est plus sensible à une certaine logique et un cartésianisme dont le récit, dans cette seconde partie, s’écarte. Il fallait selon nous – même si c’est à peine ébauché dans le roman -aller plutôt vers Valentine que Meaulnes va retrouver. Car elle est alors la nouvelle Yvonne. Mais beaucoup plus plébéienne…
J.-D. V. : C’est François qui va rappeler Meaulnes à son engagement et le ramène à Yvonne, car il s’est emparé de son histoire d’amour. Lui aussi a donné sa parole. Chacun tient ses engagements.
J.C. : Je pense que ce sont ces valeurs, bien éloignées de notre époque, qui continuent d’expliquer que les nouvelles générations sont sensibles au roman. L’amour qui est dans « Le Grand Meaulnes » est une sorte d’idéal. C’est celui pour la Princesse lointaine. Les ados – maintenant qu’ils sont habitués à aller au bout de leurs désirs, ce qui ne les met d’ailleurs pas en situation d’aller vers la vraie vie de manière solide – sont dans une grande incertitude par rapport au sentiment amoureux. Ils ne s’engagent plus. L’idée de la fidélité, lorsqu’elle apparaît, leur fait peur. Or la fidélité est l’un des moteurs du roman. On est fidèle à la parole donnée, à l’image entrevue. On n’a qu’une femme dans sa vie.
J.-D. V. : C’est l’amour d’un regard. C’est aussi de la part d’Yvonne – car on a parlé jusque-là du seul point de vue de Meaulnes – un amour absolu. Et si elle le laisse partir, c’est parce qu’elle sait que c’est la vie de celui qu’elle aime. Il y a une phrase magnifique dans le roman où elle dit qu’il ne faut pas qu’il soit malheureux parce que sa vie est aussi la sienne. Elle le comprend. Elle lui laisse sa liberté. Elle accepte qu’il soit parti pour honorer sa parole. Jamais elle ne lui en veut.
C’est aussi un magnifique récit d’amitié. Est-ce cela qui, près d’un siècle plus tard, parle encore aux jeunes d’aujourd’hui ?
J.C. : Certainement. Et puis les héros d’Alain-Fournier ne sont pas des gens qui s’expriment par onomatopées dans des bulles. Lorsqu’ils parlent, ils disent quelque chose. Pour un jeune homme ou une jeune fille, la rencontre avec des personnages de cette qualité est fascinante. Ils se les accaparent. Cela devient leur Yvonne de Galais ou leur Meaulnes. Il y a là quelque chose hors du temps, dans le charme et qui peut éblouir, en tout cas faire envie. Je crois qu’ils ont toujours faim de cela.
J.-D. V. : Dans le roman l’idée de l’apparition de Meaulnes est magnifique. Il ne parle pas à François. Il lui dit « tu viens » car il a découvert quelque chose dans le grenier et voilà. Il se regardent, ils échangent un sourire. Il n’y a aucune explication. C’est une évidence. Il lui fait visiter un lieu qu’il connaît par cœur, et pourtant François le redécouvre. Et Meaulnes fera pareil avec les sentiments de son ami.
J.C. : Tout est résumé dans la fête qui s’interrompt. Meaulnes lui, fait aller les événements au bout. Il s’impose, il a du culot. Il arrive, les regards se posent sur lui. Il paraît et il est vu. Il a une part animale, très saine, sans arrière plan psychologique tordu.
J.-D. V. : D’ailleurs il suscite aussi bien des amitiés immédiates que des inimitiés spontanées lorsqu’il paraît dans la classe. Il ne laisse personne indifférent.
Un mot peut-être sur le style d’Alain Fournier…
J.C. : Il est unique. En particulier dans cette manière d’évoquer toujours, sans jamais cerner. Sauf ce qui ne risque pas d’altérer le climat du livre. Par exemple, il peut évoquer précisément la classe – l’odeur de craie, d’encre… – car il a vécu tout cela. Et au contraire, pour la partie du rêve, il revendique une très grande liberté. Son style est très fluide, très pur, très coulant. C’est un roman qui se lit merveilleusement vite. Mais cela ne veut pas dire superficiellement.
Comment aborde-t-on un telle œuvre au moment de l’adaptation ?
J.C. : Le principe de base, face à une œuvre, c’est fidélité ou transgression. Je ne m’engage jamais dans la seconde hypothèse. J’ai peur qu’il y ait là comme une arnaque. On s’empare d’un titre, de la réputation d’une œuvre et on fait passer quelque chose d’autre, de totalement différent. Il est sûr que face à un livre ayant eu une diffusion comme « Le Grand Meaulnes », on est certainement contraint de le trahir un peu mais ce n’est jamais au départ une volonté ; cela reste une nécessité, une obligation. Je suis pour la fidélité et Jean-Daniel l’est également.
J.-D. V : Ce qui a été délibérément modifié, c’est la fin. Dans le roman, Meaulnes part avec son enfant. Et dans le scénario, nous nous sommes ajusté à la vie d’Alain-Fournier. Dans une certaine mesure, le héros rejoint son auteur.
J.C. : Nous avons eu tout de suite le désir d’associer le destin tragique de l’écrivain à son roman. Que le public puisse comprendre que c’est l’oeuvre d’un jeune homme qui ne va pas vivre longtemps. C’est une œuvre testamentaire, mais sans le savoir. Le livre est paru dix-huit mois avant la disparition de l’écrivain à la guerre. On ne pouvait pas négliger cela. Cela donne une autre fin qui selon moi n’est pas plus pessimiste puisqu’il y a un transfert de paternité sur François. François s’en sortira puisqu’il est le narrateur et la petite fille représente l’avenir.
Comment avez-vous procédé pour la mise en scène ? Quelles exigences, quelles ambitions ?
J.-D. V : Les images me viennent quand elles sortent du scénario. Cela doit devenir une évidence. Il faut que l’on soit bien dedans. Si c’est le cas, on sait comment filmer. Et j’ai toujours été respectueux des livres et des scripts puisque je n’ai fait pratiquement que des adaptations. Je suis comme un passeur. Comme un serviteur d’une œuvre. Et en même temps, j’ai toujours considéré que faire un film à partir d’un livre, c’était faire une bonne explication de texte. C’est-à-dire faire bien comprendre aux spectateurs – et cela passe avant toute chose par le scénario – les thèmes et ce que l’on a voulu faire ressortir. Ici c’est l’amour, le premier regard, la parole donnée et après il faut restituer l’ambiance, trouver des musiques. Il y a des scènes que l’on suppute comme devant être plus rapides, avec des mouvements d’appareil… le découpage se fait toujours en fonction de la musicalité d’une scène, de la manière dont on va la raconter. La scène la plus difficile à tourner a sans doute été celle de la rencontre autour du piano. Tout le monde la connaît, tout le monde l’attend… On est obligé d’imposer. La règle est pour moi de ne jamais rajouter de poésie quand il y en a déjà. Elle doit arriver toute seule et c’est sans doute ce que Jean appelle le charme. Ne pas en faire trop, ne rien marquer par un ralenti ou autre puisque c’est déjà là. Il faut faire les choses avec simplicité.
Autre difficulté : la distribution. Il fallait donner corps à des héros mythiques. Des figures dont chaque lecteur s’empare différemment. Comment avez-vous abordé le casting ?
J.-D. V : Nous avons d’abord beaucoup cherché notre Meaulnes. Ce que j’apprécie particulièrement chez Nicolas Duvauchelle, c’est son côté contemporain. Il est entier. Il est naturel. Un aspect de sa personnalité qui, selon moi, le rapprochait spontanément de Meaulnes. Il a son même côté sombre. Concernant le personnage de François, Jean-Baptiste Maunier correspondait complètement. Dans le roman, c’est un narrateur, une voix-off – ce qui n’est pas évident à faire vivre à l’écran – mais c’est aussi celui qui va chercher Meaulnes. C’est un fil conducteur. Il reste. Au contraire de Meaulnes qui passe. Et Jean-Baptiste Maunier, qui n’avait que 15 ans lors du tournage, nous a sidéré par sa maîtrise, sa maturité. Yvonne était un personnage plus difficile à distribuer. Ce que j’adore chez Clémence, c’est son côté « l’idée que l’on a d’une femme idéale », celle que l’on va aimer du premier regard.
C’est une femme qui est plutôt cantonnée – dans l’esprit des gens – à une abstraction comme le dit Jean. Alors qu’elle vit et aime vraiment. Valentine incarne en revanche, le monde de la joie, du travail, des guinguettes… Émilie s’est imposée comme une certitude. Je ne la connaissais pas, mais elle me semblait être exactement comme son personnage : dans la vie.