Les romans de chevalerie
Quand on relit Le Grand Meaulnes au delà de la surface du récit, on ne peut manquer d’être frappé par la parenté de ses personnages adolescents avec les chevaliers des romans arthuriens. Le réel que décrit le livre d’Alain-Fournier « est une réalité chiffrée, un monde de symboles et de signes qui rappelle le réel simplifié, signifiant des allégories médiévales », écrit Dominique Barbéris dans sa « Présentation » du Grand Meaulnes au début de l’édition de l’Imprimerie Nationale de 1996. Comme dans La Quête du Graal, on peut lire, derrière les combats de Bohort, Perceval, ou Galaad, « ceux de l’âme en quête de perfection, (…) ainsi en va-t-il d’Augustin, de Frantz » et même de Jasmin Delouche, poursuit-elle. « Les adolescents du Grand Meaulnes semblent sortir d’un jeu de dédoublement infini qui évoque les figures jumelles, incertaines du rêve. (…) Ils tiennent l’un à l’autre par un réseau complexe d’identités, de symétries. Frantz est pour Augustin ce que lui-même est pour François : une aspiration incarnée, un avatar imaginaire. Augustin tient de Frantz par son goût des chimères, mais il tient aussi de Jasmin par son crâne rasé de paysan, sa blouse et sa rudesse. Il occupe un milieu entre ces deux figures antagonistes en qui s’incarnent avec un certain schématisme deux conditions ou plutôt deux tentations contradictoires : l’acceptation de la médiocrité du monde comme il est, et le désir d’idéal. »
Robert Baudry, dans une série de six articles écrits de 1971 à 1996 et rassemblés en 2006 dans Le Grand Meaulnes, un roman initiatique, a longuement étudié les diverses facettes de l’aventure de Meaulnes : au long des chemins berrichons vers le Domaine mystérieux et Yvonne de Galais, sa « fée », sa « princesse », puis des boulevards parisiens et des faubourgs de Bourges à la recherche de Valentine, en les comparant à la quête mystique de Perceval le Galois, le chercheur du Graal. On peut cependant regretter qu’il ne se soit guère soucié d’en rechercher les sources, se contentant d’invoquer des archétypes collectifs.
Comme le pense Francine Mora-Lebrun, le personnage d’Augustin Meaulnes semble construit sur l’archétype du chevalier errant – tel « le chevalier Galois, fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle » dont Jasmin Delouche évoque le gisant dans la chapelle en ruines des Sablonnières. La fin du roman où le narrateur l’imagine « enveloppant sa fille dans un manteau et partant avec elle pour de nouvelles aventures » semble le prouver. C’est un être de quête et de mouvement qui rétablit l’ordre là où il avait été perturbé, et repart vers de nouveaux travaux. Et c’est pourquoi Yvonne de Galais, la Damoiselle élue, doit mourir : elle ne saurait le retenir, alors qu’il est toujours en quête d’un dépassement, d’un idéal, qu’elle a incarné pendant un moment, mais qu’elle ne peut plus assumer dès lors qu’elle a été identifiée, conquise et possédée.
Frantz apparaît lui aussi comme un héritier de cette quête des chevaliers, lui qui organise dans la cour de l’école « une espèce de tournoi », un tournoi qui pourrait lui donner l’occasion d’affronter le grand Meaulnes si Delage, sa « monture » ne se dérobait pas au dernier moment. Ne peut-on supposer qu’Alain-Fournier a introduit ces indices discrets au cours de son récit pour nous mettre sur la piste d’une de ses sources d’inspiration, l’imaginaire chevaleresque médiéval ? Il a dû le découvrir, d’abord à travers ses lectures d’enfant, puis à Londres en contemplant les tableaux des Préraphaélites et en lisant, en traduisant même le poème de Dante Gabriel Rossetti, The Blessed Damozel.
Quant à François Seurel, le chapitre « À la recherche du sentier perdu » le mène à son tour sur « le chemin de l’aventure (…) l’ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n’a pu trouver l’entrée. » Et sa fréquentation assidue d’Yvonne – « jeune femme tant cherchée – tant aimée » – après le départ de Meaulnes, dont il lui parle « sans se lasser avec une amitié profonde » et au-delà même de la mort de la jeune mère, n’évoque-t-elle pas les élans les plus passionnés de l’amour courtois ?
Certes il est difficile de déterminer quelle connaissance directe Alain-Fournier a pu avoir des romans de la Table Ronde, même s’il a dû en entendre parler durant ses études supérieures. Toujours est-il qu’il n’y fait guère allusion dans ses correspondances ou dans ses chroniques de Paris-Journal, sinon pour déplorer en mars 1912 que Perceval ou Tristan soient « des livres plus fameux que connus », ou pour citer une anecdote à propos de Tennyson cherchant à dépeindre la « figure ravagée » de Lancelot dans ses Idylles du Roi. Il est cependant fort probable que son imaginaire en a été nourri, au moins de façon diffuse.
Les romans anglais
En revanche, il a passionnément aimé les auteurs britanniques, qu’il a lu très tôt dans leur langue : de David Copperfield et de Robinson Crusoë, dans ses années d’enfance à Tess d’Urberville et Jude l’obscur de Thomas Hardy, qu’il découvre à 18 ans. Mais les livres qui ont sans doute le plus influencé son écriture, surtout après son séjour londonien de l’été 1905, sont ceux d’Emily Brontë – Wutheringh Heights –, de H.G. Wells – La Guerre des mondes –, de Ruyard Kipling – Kim, en particulier – , de Robert-Louis Stevenson – L’Île au trésor – et de J.M. Barrie – Peter Pan. Il y a fait, comme l’a montré Robert Gibson, l’apprentissage des règles du roman d’aventure, mais il a mis longtemps à « l’exprimer avec ses propres mots », comme il le désirait dès 1906 : il lui fallut quatre ou cinq ans encore pour « trouver son chemin de Damas », pour « écrire simplement, directement, comme une de mes lettres, par petits paragraphes serrés et voluptueux, une histoire assez simple qui pourrait être la mienne ». Mais, en juillet 1913, il revendiquera auprès de Péguy en faveur de son roman « le peu (…) d’aventure anglaise (…) racheté par un si long regret, une si étroite peine ».