Résumé du Grand Meaulnes
« Tant de joie, se dit-il, parce que j’arrive à ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d’air!… »
Le Grand Meaulnes (Première partie, chapitre XI)
Depuis près de cent ans, d’innombrables lecteurs ont tenté, à la suite d’Augustin Meaulnes, de retrouver « la tourelle grise » du « vieux manoir abandonné » qu’il avait aperçue « au-dessus d’un bois de sapins », celle du « Domaine mystérieux », où avait eu lieu « la Fête étrange » et « la Rencontre » du héros avec Mademoiselle Yvonne de Galais.
Louable entreprise certes, puisque Le Grand Meaulnes est tout entier une invitation au voyage, « à la recherche du sentier perdu » et puisque, d’autre part, comme Alain-Fournier l’écrivait à son ami André Lhote en 1911 « tout ce qu’(il) raconte se passe quelque part ». Il est bien vrai que cet itinéraire imaginaire est profondément inscrit dans les paysages du Boischaut comme dans les forêts et les brandes de Sologne. C’est toutefois une gageure, tant le romancier a visiblement voulu égarer son lecteur à travers le « Pays perdu », entre Vierzon, un Vierzon que l’ouvrier du charron situe « à quinze kilomètres » de Sainte-Agathe et le village ainsi nommé par lui. Dans la réalité, on le sait, celui-ci s’inspire, avec précision, de la commune d’Épineuil-le-Fleuriel qui se trouve l’autre bout du département du Cher, à 112 km plus au Sud. Il faut d’ailleurs attendre le début de la Troisième partie du roman, pour que Jasmin Delouche, remontant de la rive du Cher, en vienne à identifier « un domaine à demi-abandonné aux environs du Vieux-Nançay : le domaine des Sablonnières » ; et c’est pour préciser aussitôt « qu’on avait fait tout abattre ».
Est-il cependant possible de localiser aujourd’hui ce « Domaine sans nom » ? Le département du Cher est particulièrement riche en châteaux, somptueux ou modestes, même s’ils sont beaucoup moins célèbres que ceux de la Loire. Il en existe bien d’abord un à Nançay même, le village natal du père d’Alain-Fournier au cœur de la Sologne, datant du début de la Renaissance et reconstruit au XIXe siècle ; mais il suffit de s’y arrêter quelques secondes pour comprendre que cette imposante demeure aux tours de briques n’a rien à voir avec le « Domaine mystérieux », n’en déplaise à certains guides touristiques. C’est encore moins vrai du manoir du Vieux-Nançay tout proche dont Henri évoquait l’image en longeant les parcs des cottages anglais. Aux alentours, ce ne sont pas bien sûr les petits châteaux qui manquent, ni les rendez-vous de chasse perdus dans les bois : l’un de ces domaines a même pris le nom des Meaulnes. Malheureusement l’on ne peut plus guère errer au bord des étangs privés comme celui des Varennes, ni s’engager, comme Augustin Meaulnes, dans une allée de sapins « lourde d’ombrages » : les clôtures y sont devenues trop nombreuses.
Châteaux du Boischaut
Faut-il alors revenir plus près d’Épineuil-le-Fleuriel, le « Sainte-Agathe » du Grand Meaulnes, là où se déroulent au moins vingt-deux des quarante-six chapitres du roman ? À 2 km d’Épineuil, à l’ouest de l’autoroute A 71, sur une butte dominant les routes de Saulzais-le-Potier et de Saint-Vitte, on aperçoit en effet le château de Cornançay, propriété privée entourée de beaux arbres. Il est peu probable que le fils de l’instituteur y ait jamais pénétré ; s‘en est-il même jamais approché ? Pourtant l’idée de la « Fête étrange » vint peut être à Alain-Fournier d’un récit qui lui fut fait jadis par ses camarades de classe : en 1896, le vicomte de Fadate, propriétaire de ce vaste domaine, donna une réception à l’occasion du baptême de sa fille. Il y avait invité ses métayers et journaliers avec leurs enfants : environ deux cents personnes, émerveillées de ce goûter sous la charmille et des fenêtres illuminées de lampions et de bougies dans des verres de couleur. Les élèves de « Monsieur Seurel » durent en parler longtemps à l’école et on en trouve la trace dans le roman. « Toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air de fête. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses où l’on avait dû allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. »
Alain-Fournier eut-il un jour l’occasion de visiter le château de Meillant (XVe siècle), bien éloigné d’Épineuil (à 9 km au nord de Saint-Amand-Montrond) à l’époque des voitures à âne ? Ce château était bien sûr trop raffiné pour avoir inspiré plus tard sa description de la vieille demeure délabrée.
Toutefois, dans la salle des Cerfs, il eut pu lire sur le cénotaphe de François de Rochechouart l’épitaphe suivante :
Cy-git un chevalier courtois
Du souverain sujet fidèle
Et qui toujours sut à la fois
Servir sa patrie et sa belle.
Comment ne pas penser au récit de Jasmin Delouche, racontant « avec cet accent de l’Allier qui arrondit vaniteusement certains mots et abrège avec préciosité les autres », sa visite à « la chapelle en ruines » du « domaine des Sablonnières » et décrivant une pierre tombale sur laquelle étaient gravés ces mots :
Ci-gît le chevalier Galois
Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle.
Châteaux du Haut-Berry
Serait-il alors plus judicieux de revenir au pays natal d’Alain-Fournier, bien qu’il n’y ait vécu que quelques semaines de vacances, surtout chez sa grand-mère maternelle « Maman-Barthe ». Regagnons donc La Chapelle-d’Angillon, au nord du Cher. À la sortie nord du village, un faubourg porte le nom des Sablonnières, sans qu’on y puisse trouver toutefois le moindre « Domaine mystérieux ». En revanche, en pleine ville, le grand château médiéval des princes de Boisbelle « dressé de toute sa façade » avec son donjon du XIe siècle, acquis et restauré par Sully vers 1605, avait fière allure aux yeux du petit garçon qui arrivait chez ses grands parents par le train venant de Bourges, comme il l’écrivait à Jacques Rivière : « Au moment du château, maman nous disait : « regarde-moi, chéri » et avec son mouchoir, elle nous enlevait à la figure un peu de la poussière noire du train ». Le plan d’eau, créé bien plus tard à ses pieds par un barrage sur la Petite Sauldre, a malheureusement dissipé son aspect romantique qu’avait si bien su saisir le graveur Berthold Mahn en 1938. Et le poussiéreux « Musée Alain-Fournier », relégué dans le donjon, risque de décevoir bien des visiteurs.
Le château voisin d’Ivoy-le Pré, sans parler de ceux construits par les Stuart à La Verrerie et à Aubigny-sur-Nère, ou plus loin dans le « Pays Fort » ceux de Boucard, de Buranlure, de Blancafort, de Maupas et de Menetou-Salon, ont probablement, eux aussi, marqué l’imagination du jeune Henri. Mais Alain-Fournier ne s’est jamais comporté en touriste collectionneur de monuments, toujours plus « sûr de se retrouver avec (s)a jeunesse et (s)a vie, à la barrière au coin d’un champ – où l’on attelle deux chevaux à une herse… » . Au cours des longues randonnées cyclistes qu’il faisait à travers le Haut-Berry, peut-être découvrit-il un jour, grâce aux récits de « Maman-Barthe », le château de La Vallée, près d’Assigny, demeure de « l’Angliche » qui fut un moment le « galant »de « l’Adeline » ? Ce château « aux ailes inégales », entouré de douves et de vastes communs n’est pas sans évoquer « le Domaine sans nom ». Sous la Régence, la jeune châtelaine Marie-Antoinette de Canterenne s’y serait vue abandonnée, le soir même de ses noces avec le marquis de Masparault, « grand seigneur fort débauché » – qui fut appelé en plein bal par un mystérieux inconnu et disparut, peut-être victime d’un meurtre qui ne fut jamais élucidé. Cette légende aurait-elle inspiré l’épisode du départ de Meaulnes, au lendemain de son mariage ?
« Ferme, château ou abbaye »
Un autre souvenir d’enfance semble avoir été beaucoup plus marquant encore, bien qu’Alain-Fournier n’en ait jamais parlé lui-même : celui d’une promenade en voiture à âne avec ses parents et sa sœur dans la « Forêt du Gouvernement », c’est-à dire celle de Saint-Palais ; ils avaient découvert ce jour-là l’ancienne abbaye cistercienne de Loroy , à 6 km au Sud de La Chapelle-d’Angillon, par la route qui va à Méry-ès-Bois (D 168). À côté des ruines de l’église abbatiale, la « longue maison châtelaine » au bord d’un étang envahi de roseaux, était déjà bien délabrée à l’époque ; pourtant il est probable qu’elle a été, plus qu’aucun autre château du Cher, la source d’inspiration du « Domaine mystérieux ». Aujourd’hui Augustin Meaulnes se désolerait encore davantage de l’état d’abandon de « la vieille demeure si étrange et si compliquée », livrée naguère aux cambrioleurs et aux vagabonds. De temps à autre, la presse locale se fait l’écho de projets de restauration qui jamais ne voient le jour. Y aura-t-il un jour à nouveau « une fête dans cette solitude », comme ce fut le cas en 1966, lors du tournage du film de Jean-Gabriel Albicocco ?
La rencontre du Grand Palais
Et pourtant, ce n’est dans aucun de ces châteaux que se situe l’événement fondateur du Grand Meaulnes, mais bien à Paris. C’est en descendant l’escalier du Grand Palais que l’étudiant Henri Fournier rencontre, le jeudi de l’Ascension 1905, la belle jeune fille qu’il devait immortaliser sous le nom d’Yvonne de Galais. Il la suit vers la Seine, au long du Cours-la-Reine, emprunte le même bateau-mouche, revient guetter sous ses fenêtres du boulevard Saint-Germain où elle résidait alors. Il la retrouvera, le dimanche de la Pentecôte suivant, à la sortie de l’église Saint-Germain-des-Prés et l’accompagnera à pied jusqu’au pont des Invalides : leur « grande, belle, étrange et mystérieuse conversation » sera transposée presque telle quelle dans Le Grand Meaulnes, au bord de l’étang des Sablonnières et en plein hiver. « Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait avec un bruit calme de machine et d’eau. On eut pu se croire au cœur de l’été. »
À Londres il en rêvera, tout l’été suivant, au cours de ses promenades dominicales dans les parcs des châteaux anglais qui bordent la Tamise ; il dédiera l’un de ses premiers poèmes « à une jeune fille », à celle qui est « venue sous une ombrelle blanche ».
Le château de Sceaux, voisin du lycée Lakanal où il préparait alors le concours de l’École normale, fut sans doute également l’objet de ses rêveries : « la propriété de la marquise de Trévise » était alors dans un état d’abandon assez romantique.
« En descendant des chambres, écrivait-il à Jacques Rivière, j’ai vu derrière un mur, un château comme un décor descendu du ciel. Une allée de sable, une grille, un coin de parc…
« Il vient de là une grande fraîcheur et avec elle et les pi-i des oiseaux, des bribes de souvenirs : beaux matins d’août … sur le bord du canal ou du Cher… »
« La chambre de Wellington »
On peut trouver ailleurs d’autres sources d’inspiration du « Domaine mystérieux » et de « la Fête étrange » : jusqu’en Languedoc, même. C’est le 16 septembre 1909, au cours des manœuvres du 17e Corps d’armée, que le sous-lieutenant Fournier devait faire étape près de Sabonnères (Haute-Garonne), « dans une sorte de ferme-château (Le Tardan) à 1 km du pays » : la maison s’enorgueillissait de conserver la chambre du général anglais Wellington, qui y aurait séjourné en 1814, alors qu’il assiégeait Toulouse. Alain-Fournier s’en est souvenu dans son roman : « Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T’en mettrais aussi bien des rouges… Tu ne t’y connais pas plus que moi ! »
Ne serait-il donc pas plus sage de laisser son mystère au domaine disparu de M. de Galais, et de repartir chaque jour avec Meaulnes et sa fille « pour de nouvelles aventures » ?